Un monde aux balcons
Traditionnellement, le balcon helvétique estival s’orne de géraniums docilement disposés dans des bacs rectangulaires, petit train propre en ordre dont la teinte rappelle avec vigilance celle de la bannière fédérale. Des variantes sont possibles, certes, mais sans trop s’écarter du modèle; surtout, ce qui dépasse des balustrades doit impérativement être décoratif: pas question de laisser pendre draps, tapis ou serviettes au-delà des 9h30 du matin.
Tous les 4 ans, cependant, la règle souffre une exception. Les bacs sont toujours là, toujours rouges, mais ils sont désormais dissimulés derrière de grands drapeaux fièrement accrochés aux balcons: c’est la Coupe du Monde de football et ses déclarations d’amour patriote et cosmopolite fièrement étalées au vu de tous. Bien sûr, la croix blanche sur fond rouge tient toujours le haut du pavé. C’est d’ailleurs une des rares occasions où les Helvètes affichent les couleurs sans rougir d’embarras – y compris ceux que le 1er août et son “Chacun et chacune est tenu de pavoiser” rebute carrément.
Mais le drapeau suisse n’est pas pour autant le roi du balcon durant le Mondial (à supposer, déjà, que la Nati soit de la partie, ce qui n’est pas garanti à chaque fois). Durant ces quelques semaines où les Suisses transgressent leur discrétion proverbiale (y compris à coups de klaxon intempestifs), les étrangers, les binationaux, les expats’, les migrants, bref tous ceux qui n’ont pas le passeport rouge agrafé au génome font de même. Et d’autres couleurs, primaires ou pas, commele vert, le bleu, le tricolore et les exotiques font leur apparition, que le pays en question participe ou non à la compétition. Les immeubles se mettent à ressembler à la page des pays du Larousse, et des appariements se donnent à voir, qui se lisent comme des programmes de matches – y compris les plus improbables: Suisse-Brésil, Colombie-Kosovo, France-Suisse, RDC-Bosnie – mais qui racontent en réalité des histoires de familles, de couples et de voisins bien plus personnelles.
Cet étalage de patriotismes panachés en énerve certains – en gros les mêmes qui rouspètent contre les klaxons. Et qui sont soulagés, une fois la compétition passée, de revoir les géraniums, et le gris des murs qui leur va si bien. Il y a pourtant quelque chose de profondément réjouissant dans cette vision d’une société colorée, métissée et fière de l’être et de le proclamer aux yeux de tous. Même si à la fin c’est la Suisse qui gagne (au moins sur les balcons).